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À toi mon Ange
18 juin 2015

Chapitre 3 - Colère

  De la musique, des amuse-gueules et de l'alcool à gogo, ils n'ont vraiment pas fait les choses à moitié ! Ce n'est pourtant que l'ouverture d'une boutique, rien de transcendant. Mais ils veulent faire du bruit. Il faut que les clients le voient, il faut que la concurrence le voit. Que cette boutique soit ouverte à perte, on s'en fiche pas mal, n'est-ce-pas ! Ce qui compte, c'est le paraître. Et avoir deux boutiques dans une même ville, cela donne une impression de gloire, de fortune, de puissance... Les hommes aiment la puissance. Ils ne savent pourtant pas quoi en foutre, ils ne savent probablement pas même à quoi cela ressemble. Mais ils la briguent toute leur vie. Voitures, maîtresses, position sociale, maison, boulot, argent... Tout est sujet à puissance. Finalement, songe Axel en buvant avec plaisir un mousseux dégueulasse mais qui monte vite à la tête, nous sommes toujours des gosses. Nous sommes toujours ces mêmes marmots qui font le concours de celui qui pisse le plus loin, culotte sur les chevilles et cul à l'air. Pas étonnant que les nanas tirent les ficelles !
  Il est assit à une table recouverte d'une nappe en papier blanc. Enfin... anciennement blanc, parce que la soirée étant ce qu'elle est, les tâches et morceaux arrachés sont maintenant plus nombreux que les endroits restés immaculés. C'est assez dévergondé pour une soirée d'ouverture. C'était assez classe au début. Lorsque les clients étaient invités à y participer et que les patrons étaient là. Discours solennel, lever de verres, discussions légères, salutations distinguées... Tout y était. Et puis les clients sont partis, car la soirée ne devait pas durer au-delà de vingt-et-une heures trente. Puis les patrons sont partis qui avec sa femme au téléphone, qui en communication avec le super-boss, qui discutant du lieu où il retrouverait sa maîtresse. Axel avait été chaudement félicité. Il faut dire que depuis un mois, il passait tout son temps au magasin et avait fait grimper les ventes de trente pourcents. Comment ? Il l'ignorait. Mais il fallait croire que le chagrin qu'il refoulait en lui lui conférait le pouvoir de séduire le client. Il avait été promu et était maintenant responsable de magasin. Il avait failli envoyer un sms à Emma pour le lui annoncer lorsqu'il avait vu la profusion d'appels en absences et de messages furibonds de sa femme. Il n'avait pas osé la déranger dans sa colère. C'est quelque chose qu'il vaut toujours mieux régler avec soi-même !
  Après la fermeture de la boutique, il y avait deux ou trois clients habitués qui étaient restés, ainsi que des employés et un fêtard avait dû lancer l'idée d'une prolongation. Tout le monde avait accepté. Et Axel se retrouve à moitié affalé sur la table à se siffler verre sur verre en espérant qu'on l'oublie gentiment. Il ne sait pas encore trop comment il va rentrer... S'il avait encore l'impression de pouvoir prendre sa voiture il y a de ça deux heures, ce n'est plus le cas maintenant. Après s'être payé une honte cuisante en tombant lourdement sur une table sous les rires des convives, il restait maintenant assis bien sagement.
  — Alors, promu ? lance une voix enjouée non-loin de lui.
  Il se retourne. Vanille, sa collègue, s'approche de lui, un verre à la main. Elle est petite, plutôt rondelette, les cheveux châtains et de grands yeux marrons. Sur son visage s'étendent un tas de tâches de son qui lui donnent une drôle d'allure juvénile. Elle sourit, mais son regard est étrangement froid.
  — Et oui, promu..., lâche-t-il. Mais promis, je ne suis pas passé sous le bureau !
  Elle semble un instant interloquée, puis elle éclate de rire.
  — Ça m'étonnerait que Gachin soit branché gars de toute façon !
  — Pourquoi ? Tu as déjà essayé ?
  Vanille rit à nouveau. Elle a les joues roses et ses yeux brillent. Elle aussi doit avoir un peu trop bu. Elle s'approche de lui et tire une chaise pour s'asseoir.
  — Au cas où tu ne l'aurais pas encore remarqué, je suis une femme, roucoule-t-elle.
  Axel termine son verre d'une traite. Vanille est lourde comme fille et il le sait bien. Tous les jours elle lui demande tel ou tel conseil, de l'aide pour ceci ou cela... Tous les jours elle veut manger avec lui. En fait, s'il y réfléchit bien, cela dure depuis six ans. Depuis qu'il a commencé ce job et qu'ils sont devenus collègues. Au début, il n'y prêtait guère d'attention. Mais ces derniers temps, c'est devenu plus compliqué. Non qu'il se sente attiré par elle, ni par aucune femme d'ailleurs, mais il perçoit d'autant plus nettement son harcèlement qu'il ne se sent plus du tout la force de garder sa carapace intacte.
  — J'ai remarqué, Vanille. D'ailleurs, si tu avais été un garçon, tes parents t'auraient sans doute appelé Chocolat.
  Elle fait la moue. Un point pour moi ! songe Axel, ravi. Vexer Vanille est toutefois assez facile. Lui faire lâcher prise, c'est encore autre chose. Et là, il a la tête qui tourne et se sent pâteux. Il attrape son portable et songe à chercher le numéro d'une compagnie de taxis quand il s'aperçoit qu'elle s'est suffisamment rapprochée de lui pour poser ses deux mains sur ses cuisses.
  — Tu cherches quoi ? demande-t-elle en se penchant sur l'écran du smartphone d'Axel.
  Axel la regarde dans les yeux tout en appuyant sur ok google.
  — Compagnie de taxis, articule-t-il dans l'appareil.
  De nouveau, Vanille éclate de rire et Axel reporte son attention sur l'écran de son appareil. Est-ce seulement possible qu'il y ait autant de compagnies de taxis dans les environs ?! Il fait défiler la liste avec son doigt.
  — Je peux te ramener si tu veux, propose sa collègue.
  Axel ne relève même pas les yeux de son téléphone.
  — Ne m'en veux pas, mais je ne suis pas sûr que tu sois en état de conduire, lui rétorque-t-il.
  — Dit-il alors que lui-même est saoul comme un cochon, râle-t-elle.
  Cette fois, Axel lâche son écran des yeux. Vanille a un vague sourire ironique sur les lèves et s'est rapprochée dangereusement de lui.
  — Au moins, j'en ai conscience, moi, lâche-t-il.
  Vanille se redresse, comme soudain prise d'une émotion trop intense pour elle. Sans qu'Axel ait pu réagir, elle colle ses lèvres aux siennes dans un baiser langoureux. Il la repousse.
  — Ça va pas, non ?
  — Oh Axel, arrête de me repousser sans cesse ! supplie-t-elle. Je sais que ça va pas avec ta femme...
  L'humeur d'Axel s'assombrit. De quoi elle se mêle celle-là ? Elle est capable de capter le moindre signe de difficultés conjugales mais pas le fait qu'il ne soit pas le moins du monde attiré par elle ?! Vanille raffermit sa prise sur les avant-bras d'Axel et enfouie son visage dans son cou, y déposant une série de baisers tendres et rapides. Axel se raidit. À quel foutu moment n'a-t-il pas été clair ? Et en même temps... Cela fait si longtemps que personne ne l'a embrassé. Que personne ne lui a témoigné de l'affection... Il se mord les lèvres et ferme les yeux tandis que Vanille passe ses mains sur ses épaules et le long de son dos, tout en continuant de l'embrasser. L'image d'Emma apparaît soudain à Axel. Son visage si délicat, ses grands yeux tristes, délavés par les larmes qu'elle a versé et versé et versé encore sans discontinuer ces dernières semaines. Il pose ses mains sur les épaules de Vanille et la repousse suffisamment violemment pour la faire trébucher. Elle s'étale par terre.
  — J'ai dit non ! l'admoneste-t-il. Tu ne m'intéresses pas, Vanille. Je suis amoureux de ma femme.
  — À d'autres ! lui jette-t-elle tandis que sa bouche se tord dans un rictus mauvais. J'ai entendu ce que tu as raconté à Nico. Emma ne t'aime plus depuis la mort de votre fille et tu le sais très bien.
  — Ferme-la !
  Axel s'est levé et a serré les poings. Il sent tout son corps bouillir d'une violence insupportable, d'un besoin de cogner quelque chose ou quelqu'un.
  — Hé là ! Qu'est-ce qui se passe ici ?
  Axel fait volte-face. C'est son second collègue et ami, Nicolas Nauher qui s'approche. Axel se détend.
  — Rien ! élude-t-il. Vanille allait partir.
  Nico laisse son regard s’appesantir sur Vanille qui se relève, tentant de prendre un air digne.
  — C'est ça, j'allais partir, crache-t-elle. Mais toi, mon petit gars, tu ne perds rien pour attendre !
  Elle tourne les talons furibonde. Axel lâche un soupir à mi-chemin entre l'agacement et le désespoir. Cette fille est une garce, certes, mais alors en ce moment, il ne voit vraiment pas comment gérer ces excès. Il se penche par-dessus la table pour attraper une bouteille dans laquelle se trouve un reste de champagne. Il le fait couler dans sa coupe et l'avale d'une traite. Nico prend une chaise et s'assoit.
  — Tu ne crois pas que tu devrais y aller mollo ? demande-t-il. Tu as bu combien de verres ?
  Axel hausse les épaules.
  — J'ai pas compté et j'crois pas que ça te regarde.
  Nico sourit. Il est grand, les cheveux noirs coupés courts et les yeux sombres, il est toujours très propre sur lui et sa voix grave fait frémir les dames. Il est d'ailleurs pacsé depuis trois ans à une charmante jeune femme, un peu fade au goût d'Axel mais dont Nico est fou amoureux. Ils essayent d'avoir un bébé depuis deux ans maintenant, mais apparemment sans succès...
  — Tu as raison, admet-il, ça ne me regarde pas. Mais par contre, laisse-moi te reconduire.
  — Pas la peine, va. J'appelle un taxi.
  Nico fait une moue ironique.
  — Aucun tacot ne t'acceptera dans ton état. Là, c'est quitte ou double : soit tu dégueules tout, soit tu t'effondres. Allons, viens !
  Axel lâche l'affaire, trop las pour se battre, et se lève. Après tout, il est près de minuit, autant rentrer, en effet. Si Emma était du genre à s'inquiéter avant, il n'est plus sûr qu'elle le remarque suffisamment aujourd'hui pour continuer à s'en faire. Ils sont presque sortis quand un homme les aborde.
  — Hey, Noreh ? demande-t-il. C'est bien toi, Axel Noreh ?
  Axel acquiesce, sur ses gardes. L'homme est jeune, environ vingt-cinq ans, le visage encadré par des cheveux longs et mal coiffés, il arbore une barbe naissante et tout dans son apparence est négligé. Pourtant, il a des yeux d'un bleu pétillant dont la douceur et le sourire sont contagieux et sa carrure athlétique le rend impressionnant dès le premier abord. Il tend la main vers Axel qui, avec une lenteur qui le surprend, lui répond.
  — Je suis Vincent Nacrut, je suis le responsable de cette boutique. J'ai appris que tu avais été promu responsable toi aussi !
  — Oui, de l'ancienne, répond Axel, toujours méfiant.
  — Oui, bien sûr. J'ai aussi appris que tu vis dans le même village que moi !
  — Tu vis à Meilhaut ? demande Axel, étonné.
  L'autre hoche la tête frénétiquement, comme si c'était une nouvelle incroyablement heureuse. Axel cherche dans sa mémoire pour essayer de voir ce gars dans les rues alambiquées de Meilhaut, mais c'est peine perdue. Tout ce qu'il parvient à voir n'est qu'un énorme brouillard et il sent une pression au niveau de son coude. Nico s'est approché de lui et le soutient. Axel secoue la tête. Il a vraiment trop forcé ce soir pour que Nico soit obligé de le tenir.
  — Heu... écoute, on pourra sans doute se voir plus tard, propose-t-il. Là je... je vais rentrer chez moi, j'suis fatigué. Ma femme m'attend.
  — Bien sûr !
  Nacrut fouille dans sa poche et en sort une carte de visite.
  — N'hésite pas ! C'est la maison en pierres, juste à l'entrée de la rue du Bois.
  Axel fronce les sourcils. Oui, cette maison lui dit quelque chose. Elle se situe juste en bas de la rue dans laquelle il vit et elle est l'une des rares bicoques à rester allumée jusque tard dans la soirée. Quant aux vendredis et samedis soirs, les soirées organisées sont parfois si bruyantes que les riverains en sont arrivés à appeler les flics à deux ou trois reprises. Pourtant, la physionomie de Vincent ne lui dit vraiment rien.
  — Merci, finit-il par lâcher. Je... moi c'est la maison blanche juste en haut, à l'intersection entre la rue du Bois et la rue de la Treille.
  Vincent lui adresse un sourire entendu.
  — Oh je sais bien. Tu es le père de la petite qui a été enterrée récemment.
  Axel pâlit violemment et la pression sur son coude s'accentue. Nico le chope sous le bras et s'interpose.
  — Ok les gars, on vous laisse, je crois qu'Axel est crevé, pas vrai ? Aller, salut !
  Dans un tourbillon de couleurs, nausées et musiques, Axel se retrouve dehors sur le trottoir, appuyé contre un mur, vomissant tout ce qu'il a englouti dans la soirée. Nico n'est pas loin, mais heureusement, personne d'autre ne les a suivi. Les nausées sont violentes et douloureuses mais Axel n'en a cure. Les paroles de Vincent lui tournent dans la tête. Tu es le père de la petite qui a été enterrée récemment. C'est ainsi qu'on le désigne, alors ? Tout Meilhaut est au courant, n'est-ce-pas ? Et tout le monde y va sans doute de son propre petit pronostic, de ses petites idées mal placées et malveillantes. Tout le monde a sans doute son commentaire, son avis, et son jugement. Et Emma, comment est-elle désignée ? Et Joachim... Heureusement qu'il va au collège dans la ville d'à côté maintenant ! Pourtant, dans le village, les gens qu'ils croisent ne semblent pas avoir changés. Ils font tous le même sourire crispé et balancent le « bonjour » de coutume. Mais tandis que la paranoïa prend le dessus, ce qui lui semblait anodin il y a encore cinq minutes fait monter en lui un écœurement violent et il se remet à vomir.
  — Putain, t'as mis le paquet ! râle Nico derrière. C'est peut-être bien à l'hosto qu'il faut que je t'emmène !
  Axel secoue la tête, sort un paquet de mouchoirs de sa poche et s'essuie rapidement la bouche avant de rejoindre son ami en titubant.
  — Si tu tiens vraiment à m'emmener quelque part, dépose-moi chez moi, marmonne-t-il d'une voix pâteuse.
  Nico l'emmène à sa voiture et les voilà partis sur les routes de campagne. Il fait nuit noire et Axel se laisse hypnotiser par le paysage mouvant qui défile par la fenêtre. La lune, là-haut, tremble comme une feuille. Il réalise alors qu'il a les larmes aux yeux. Heureusement que l'habitacle n'est pas éclairé.
  — Je ne t'ai jamais vu boire comme ça, finit par murmurer Nico sans lâcher la route du regard. Ça t'arrive souvent ?
  — Jamais, ment Axel.
  Nico se tait. Il ne le croit peut-être pas, mais à vrai dire, Axel s'en moque pas mal. Qu'il soit un bon collègue et un bon ami ne change rien au fait que dans sa souffrance, il est seul. Complètement seul. Le reste de la route se passe dans le silence. Nico se gare juste devant la porte de la maison blanche occupée par la famille Noreh. Du moins, par ce qui reste de la famille Noreh... Axel le remercie et dans des gestes maladroits détache sa ceinture et ouvre la portière. Nico le retient avant qu'il ne se lève.
  — Axel, attends ! Si... enfin si tu as besoin de parler, de te confier... n'hésite surtout pas.
  — C'est sympa, Nico, merci.
  Il se lève et sort de la voiture.
  — Je ne plaisante pas ! lui lance Nico d'une voix forte pour couvrir le bruit du moteur qui tourne encore. Tu m'inquiètes !
  — Faut pas, va ! rétorque Axel. C'est pas parce que j'ai un peu bu durant une soirée que tu dois t'inquiéter. Rentre bien et merci !
  Nico hoche la tête dans l'habitacle mais ne lui décoche pas un sourire. Axel regarde la voiture s'éloigner lentement. Il sait qu'il ne l'a pas convaincu, mais qu'importe. Nico n'est pas là le soir. Personne n'est là le soir. Et personne ne peut l'aider. Il rentre chez lui, referme la porte à clef et monte les marches qui conduisent dans le salon. Il se sent si faible maintenant, si mal. Une lumière ténue s'échappe de la porte du salon. Emma doit l'attendre. Elle va lui tomber dessus et il n'a vraiment aucune envie de disputer avec elle. Il repousse la porte lentement, le cœur battant. La lumière provient de l'applique murale et plonge le salon dans une douce pénombre. Emma est bien là, oui, mais elle dort à poings fermés sur le canapé. Axel ne peut retenir un sourire attendri. Malgré toute sa colère, malgré toute sa lassitude de la vie, il ne peut s'empêcher de la trouver belle. Il s'approche le plus doucement possible, ce qui n'est pas une mince affaire vu son équilibre précaire, et s'agenouille près d'elle. Dans sa main, elle tient encore son portable. Il sent une bouffée d'affection l'envahir. Elle est si... elle-même abandonnée ainsi dans son sommeil. Alors que lorsqu'elle est réveillée, elle est tellement froide, elle ne ressemble plus à la Emma qu'il a aimé et épousé voilà douze ans. Il a souvent l'impression de se heurter à un mur de glace. Sa colère est tellement palpable, omniprésente. En en veut à tout le monde et si en soit c'est assez compréhensible, Axel n'a aucune idée de ce qu'il pourrait faire pour la soulager de cette incroyable colère. Il se penche et très doucement dépose un baiser sur la joue de sa femme. Elle soupir dans son sommeil, gémissant doucement.
  — Axel..., souffle-t-elle.
  Il sursaute, croyant qu'elle s'est réveillée, mais non. Ses yeux sont toujours clos et elle est toujours abandonnée au sommeil. Il se mord la lèvre. Il a envie de la serrer dans ses bras, envie de l'embrasser partout, envie de lui faire l'amour, là maintenant tout de suite. Mais il se retient. S'il la réveillait, elle verrait qu'il est saoul, et pas qu'un peu cette fois. Elle lui poserait des tas de questions, lui ferait des tas de reproches et finalement, ils iraient se coucher chacun de son côté comme d'habitude. Il sort la couverture de sous le canapé et la pose sur elle. Puis, après avoir éteint la lumière, il monte dans sa chambre. Cela fait combien de temps qu'il n'a plus dormi dans son lit...? Il s'affale contre son oreiller, puis attrape celui d'Emma qu'il presse contre lui. Son odeur est enivrante. Il ferme les yeux pour éviter de sentir les larmes qui le picotent désagréablement. Comment en sont-ils arrivés là ? Pourquoi la mort détruit tout à ce point ? Après avoir perdu leur fille, doivent-ils vraiment se perdre l'un l'autre également ? Il a lu récemment que soixante-quinze pourcents des couples se séparent dans les cinq ans suivant la mort d'un enfant... C'est tellement énorme. Ils ne sont jamais rentrés dans les cases et encore moins dans les statistiques. Et pourtant, songe-t-il avec amertume, on dirait bien que celle-ci est faite pour nous...

  Ce n'est pas l'aube qui la réveille, mais la radio. Elle se redresse, un instant désorientée. Où est-elle ? Pourquoi n'est-ce pas son réveil qui sonne ? Elle réalise qu'elle est toujours dans le salon, sur le canapé, la couverture sur elle. Axel ! songe-t-elle immédiatement. Elle regarde autour d'elle mais n'aperçoit rien. Rien d'autre que le salon en désordre, négligé, le piano, son bureau... Elle écarte la couverture et éteint la radio d'un geste agacé. Mais où est-il ? Elle consulte son téléphone. Aucune réponse à ses messages, ni à ses appels, rien. Son cœur se serre. Il ne lui serait pas arrivé quelque chose quand même ?! Il est bien trop tôt pour qu'elle se lève, elle ne travaille que ce soir, mais maintenant qu'elle est réveillée, elle sait qu'elle ne parviendra pas à se rendormir. Elle monte pesamment à l'étage. Elle entre dans la chambre de Joachim, de laquelle émane des odeurs quasi révolutionnaires de pré-ado incapable de faire le moindre ménage ou de simplement ouvrir la fenêtre cinq minutes par jour.
  — Debout Joa ! lance-t-elle. Dépêche-toi ou tu vas rater le bus.
  Son fils remue sous sa couette mais ne se lève pas.
  — Je te préviens, je vais me changer, si quand je reviens tu es toujours couché, ça ira mal !
  Joachim marmonne quelque chose d'inintelligible et elle referme la porte, déjà énervée. Dès le matin ! Ça commence bien ! Elle entre dans sa chambre en trombe et là, manque de faire une attaque cardiaque en voyant une silhouette allongée sur son lit. Elle retient à grand-peine un cri.
  — Axel ! s'exclame-t-elle en se précipitant sur son époux.
  Pourquoi ressent-elle une telle inquiétude ? Elle l'ignore totalement mais elle ressent le besoin de le toucher, de vérifier qu'il va bien. Il est affalé sur le lit, tout habillé, avec sa tenue de boulot, comme s'il n'avait pas eu le temps de se déshabiller. Il respire doucement, paisiblement et son visage détendu est beau à voir. Beau à voir ? Mais qu'est-ce que tu racontes Emma ? se morigène-t-elle. Elle lui caresse doucement la joue.
  — Axel ! l'appelle-t-elle plus doucement.
  Il entrouvre les yeux. Il a l'air tellement épuisé. Durant un instant, elle se souvient pourquoi elle a aimé cet homme. Il se redresse lentement, se tenant la tête entre les mains. Emma aperçoit une drôle de trace sur sa joue. Elle fronce les sourcils. On dirait... du rouge à lèvres ! Elle écarquille les yeux, estomaquée. Elle voit maintenant des traces courir le long de son cou. Profitant du semi-sommeil d'Axel, elle lui ouvre le haut de sa chemise, écartant sans ménagement le tissu. Plus le moindre doute : ce sont bien des traces de rouge à lèvres. Un rouge putain, un rouge de salope. Son cœur est en chute libre dans son corps. Elle se crispe tandis que son ventre se serre violemment.
  — Tu as passé une bonne soirée hier soir, de toute évidence ! lâche-t-elle le plus froidement possible. Elle était comment la pute ?
  Axel lui jette un regard d'incompréhension. Il a des cernes mauves qui s'étendent sur ses joues et le teint gris. Ses cheveux blonds vénitiens paraissent ternes. Elle se redresse vivement et s'éloigne de lui, comme si soudain sa proximité n'était plus supportable.
  — De quoi tu parles Emma ? articule-t-il.
  — De quoi je parle ? grince-t-elle. Elle a laissé de jolies traces de son rouge à lèvres merdique un peu partout sur toi, mon amour... La prochaine fois, essaye de prendre une salope qui achète des cosmétiques qui ne tâchent pas. Ou mieux encore, qui n'en met pas.
  Emma tourne les talons, furibonde et s'enferme dans la salle de bain. Elle ignore totalement si Joachim est levé et à la limite, elle s'en contreficherait presque. Face au lavabo, elle essaye de respirer le plus calmement possible, elle essaye de calmer la douleur lancinante qui lui envahit le cœur. Ainsi, il n'a pas répondu à ses messages ni à ses appels parce qu'il était avec une femme...! Il se désintéresse de sa famille, de son fils à ce point là ? Elle entend un toc-toc discret à la porte.
  — Emma...
  Bon sang, c'est lui ! Elle ferme les yeux, espérant que cela la rende également sourde. Une larme se met à couler sur sa joue.
  — Emma, je t'en prie, insiste-t-il. Ce n'est pas du tout ce que tu crois.
  — Ah ! Bien sûr ! raille-t-elle. C'est apparu comme par magie !
  Elle entend Axel qui essaye d'entrer, mais elle a fermé à clef. Une étrange satisfaction s'empare d'elle. Non, tu ne rentreras pas, connard ! Va te faire foutre avec tes excuses de merde ! Il toque à nouveau.
  — Laisse-moi entrer, Emma. Il faut que je t'explique. Je... Hier, il y avait la soirée d'ouverture de la boutique de la rue François Mitterrand. Tu te souviens, je t'en avais parlé.
  Emma s'accroche au lavabo. Oui, il lui en avait parlé, c'est vrai. Comment a-t-elle pu oublier ? Elle se sent soudain stupide et cela l'exaspère. Ne retourne pas la situation, Noreh ! Il doit sentir qu'elle ne répondra pas car il reprend de lui-même. Chose rare avec Axel. D'ordinaire, lorsqu'elle montre clairement qu'elle n'est pas réceptive, il préfère lâcher l'affaire.
  — J'ai pas fais gaffe à ce que je buvais... Je crois que j'ai un peu trop forcé hier.
  Elle ferme le poing et cogne contre le carrelage qui entoure le lavabo. Elle serre les dents avec l'impression horrible de s'être brisé les phalanges et se sent encore plus stupide. Elle retourne alors toute sa colère contre Axel.
  — T'es sérieux ?! gueule-t-elle. Tu vas me sortir cette excuse de merde ?! « Désolé chérie j'avais trop bu » ?!
  — Non ! Non, bien sûr que non, se défend Axel. Mais tu sais, ma collègue Vanille. Je t'avais parlé d'elle. Elle a voulu m'embrasser et je... je l'ai repoussée mais...
  Cette fois, Emma ouvre la porte pour lui faire face. Elle boue littéralement de rage. Elle pourrait sans doute le gifler mais se retient de toutes ses forces. La violence... elle n'y croit vraiment pas. Elle croise ses bras sur sa poitrine et le toise du mieux qu'elle peut. Elle est bien plus petite que lui, mais qu'importe. En cet instant, il se fait suffisamment petit pour qu'elle se sente puissante.
  — Mais quoi ? crache-t-elle.
  Il lève les mains en signe d'apaisement.
  — D'accord, je l'ai laissée faire durant un quart de seconde, admet-il. Je n'aurais pas dû. Je t'ai dit, j'avais trop bu, j'ai eu un petit temps de réaction. Mais jamais je n'ai eu envie d'elle, je te le jure. Jamais je ne l'ai même regardée. C'est une conne et je te promets que ce n'est pas allé plus loin que ces putains de kiss.
  — Vanille, hein ! râle Emma.
  Elle réfléchit un moment. Oui, Vanille, elle se souvient de cette garce. Petite et rondelette, ce n'est pas trop le style d'Axel, mais après tout, les hommes changent... Il lui semblait pourtant qu'elle était mariée cette salope...
  — Elle est célibataire ? questionne-t-elle.
  Elle est étonnée d'en arriver à ce genre de question. Elle pensait vraiment qu'elle serait capable de n'en avoir rien à foutre. Alors pourquoi se pose-t-elle toutes ces questions ? Pire même, pourquoi lui pose-t-elle toutes ces questions ? C'est comme lui donner le feu vert pour qu'il continue à lui déballer ses excuses de merde.
  — Non, elle a un mec, mais je ne sais pas ce qui lui a pris...
  En réalité, Axel sait très bien. Vanille lui tourne autour depuis des années et son mec est un fou-furieux qui n'hésite pas à la cogner quand il en a marre d'elle ou quand il a eu une mauvaise journée. Elle est mère d'un gamin de l'âge de Joachim à peu près, mais qu'elle a eu avec un autre homme qui s'est tiré bien avant la naissance du môme.
  — Et donc, toi, tu as été la victime d'une connasse qui s'est littéralement jetée sur toi, alors que tu étais sans doute fin saoul, comme tous les soirs d'ailleurs. Ça va, j'ai bien résumé ?
  Le ton d'Emma est évidemment sarcastique mais Axel décide de ne pas y faire attention. Il acquiesce silencieusement, préférant ne pas relever le fait que selon elle, il est saoul tous les soir. Comme si c'était le cas !
  — Et tu es rentré entier ? raille-t-elle. Tu as pris la route avec trois grammes dans chaque œil ? Tu es encore plus givré et immature que je le croyais, tu ne penses vraiment qu'à...
  — Non ! proteste-t-il. Je n'ai pas pris la voiture, je voulais appeler un taxi et finalement, c'est Nico qui m'a ramené.
  Elle ouvre de grands yeux surpris.
  — Nico ? Mais il habite à l'opposé de Meilhaut.
  — Je le sais. Mais c'est un bon ami et il craignait qu'aucun taxi ne m'accepte. Je crois qu'il avait raison, d'ailleurs... Je lui dois une fière chandelle.
  Emma se prend la tête entre les mains. Tout est si compliqué. Il y a encore un mois, leur vie était si simple. Et maintenant... Tout s'effondre. Tout ce qu'elle avait pensé avoir réussi à construire, tout ce en quoi elle avait cru, tout ses repères... Tout n'est plus que fumée qui s'étiole jour après jour. Et c'est incroyablement douloureux. Ce mélange de lassitude, d'injustice, de colère...
  — Écoute, reprend-elle d'une voix maîtrisée, là on essaye de s'expliquer et je crois que c'est vraiment pas le moment. Joachim n'est pas levé et il va finir par arriver en retard. Quant à toi, il va falloir que je te dépose au boulot j'imagine. Ce soir, il y a la vente de charité au collège, tu nous feras l'honneur de ta présence s'il-te-plaît. D'autant que je risque de ne pas pouvoir rester jusqu'au bout parce que je bosse cette nuit.
  Il acquiesce avec empressement à tout ce qu'elle lui dit. Cela aurait pu l'amuser en d'autres circonstances, mais là, elle n'a qu'une envie : pleurer.
  — Je vais prendre ma douche. Occupe-toi de ton fils.
  Elle claque la porte et referme à clef.
  Emmener Axel au boulot ne fut finalement pas le plus compliqué. Le plus compliqué avait sans doute été lorsqu'elle avait croisé la Vanille en question et qu'elle avait eu envie de lui coller trois claques et de l'enfermer dans le congélo. « Salut Axel ! » avait-elle roucoulé lorsqu'ils étaient arrivés. Axel lui avait lancé un regard gêné et elle avait eu le culot de faire un sourire triomphant à Emma. La jeune femme avait serré les poings et s'était précipitée hors de la boutique pour rejoindre sa voiture. Pourquoi est-ce que je fuis ? s'était-elle engueulée. C'est elle qui devrait se sentir mal, c'est à elle de rendre des comptes ! Mais non, c'est moi qui me tire comme si j'étais fautive ! La blague ! Elle était rentrée et avait essayé de dormir. Mais c'était peine perdue. Tout remuait dans sa tête, tout était trop violent, trop agressif. Elle n'arrivait pas à faire le tri. Elle s'était posée devant son pc et avait lu des articles, des blogs, des témoignages, des forums... Tout ce qu'elle pouvait trouver sur la mort d'un enfant, tout ce qu'elle pouvait lire sur ce deuil si particulier, elle le dévorait. Ce matin, c'était l'histoire d'un papa qui venait de perdre sa fille qu'elle avait lu. Elle ne s'était pas arrêtée jusqu'à être arrivée au bout. Et alors seulement, elle s'était rendue compte que ses larmes coulaient silencieusement sur ses joues. Elle ouvrit À toi mon ange et se mit à écrire.

  Si seulement exprimer sa douleur était simple... -- 13 février 2011

  Je n'en peux plus ! Je suis désolée ma puce mais je craque complètement ! Moi qui croyais que lire le témoignage de ce papa désenfanté sur docti allait m'aider, je me suis bien trompée. Oh oui, il m'a aidée à déculpabiliser. Non, je ne suis pas ingrate, non je n'ai pas « oublié » l'aide et le soutien que m'ont apporté certaines personnes... mais oui, c'est dérisoire ce soutien, ces mots, ces bras, cette affection... par rapport au vide que tu laisses. Oui, j'ai le droit, dans ce moment si particulier, de dire que non, j'en ai rien à foutre de votre pitié, de votre soutien, de vos larmes. Gardez-les pour vous ! J'ai assez à faire avec les miennes et c'est ma fille que je veux dans mes bras, pas vous ! Des fois, j'ai envie de brûler les cartes de condoléances qu'on nous a envoyées. Je devrais vraiment y mettre le feu et tout oublier. Ça ne te ramènera pas mais quoiqu'il arrive, les relire me fera toujours mal. Parce qu'elles sont là du fait de ton absence et parce que la moitié d'entre elles m'ont été envoyées par des personnes hypocrites au possible. Alors à quoi bon ? Pourquoi garderais-je ces preuves que tu n'existes plus ? N'ai-je pas assez de mon quotidien pour ça ? Pourquoi garderais-je cette preuve que le soutien n'est que pitié et quand la pitié s'en va, il ne reste plus rien ! Tu vaux mieux que ça ! Tu vaux mieux que toutes ces cartes sans âme que des gens sans visage m'ont envoyées ! Je sais que tu ne m'en voudras pas, je sais que les plus beaux messages resteront dans mon cœur. Les seules personnes à avoir compris un tant soit peu ce qu'on vit sont celles qui nous ont parlé de toi dans leurs petits mots. De toi, de nous, et non des phrases toutes faites trouvées sur le net. Certains sont même allés jusqu'à nous offrir des choses telles qu'un ange mortuaire ou une plaque, des dons grands et petits, froids et morts, qui offrira un semblant de gloire à celui qui aura offert le plus grand, le plus cher, le plus fastueux. Quel monde superficiel ! D'accord, il ne faut pas confondre le message et le messager... Mais tout de même !

  Et tout ceci se rejoint. Ton père, ton père que j'aimais, ton père que j'aime encore peut-être par moment. Ton père qui t'aimait ? ton père qui ne t'a pas pleurée. Ton père qui a versé quelques larmes devant ton minuscule cercueil mais qui s'est remis sur son piano après. Ton père qui passe son temps comme si de rien n'était, qui ne change rien sur rien... Ton père qui n'exprime rien, ni douleur, ni tristesse, ni rien... Ton père est un néant affectif, pourquoi l'aimerais-je alors ? T'a-t-il seulement aimer pour ne même pas t'accorder une larme ? Quand je lui ai demandé ce que ta mort avait changé dans son quotidien, il me répond « pas grand-chose, juste une vision différente de la mort » ! Ah ! Bah voilà où il est le problème entre nous ! Moi, ça a TOUT changé ! Je t'allaitais, je dormais avec toi, je te changeais, je nettoyais tes couches et tes vêtements, je te câlinais, je t'habillais, je te baignais... et je t'aimais... Je t'aimais et mon quotidien sans toi, sans tous ces moments n'est plus du tout pareil. Rien à voir ! Mais lui ? T'aimait-il seulement ? Il y a encore quelques temps, il me disait qu'il avait peur de me perdre. Il me le répétait souvent. Pourquoi avait-il peur de me perdre ? Est-ce qu'il m'aimait vraiment ? Ou est-ce qu'il a simplement peur de se retrouver tout seul avec Joa...? Seul face à ce putain de piano – mon ennemi suprême – sans personne pour tenter de lui faire exprimer le moindre sentiment.
  Tu étais morte depuis quelques jours seulement quand nous sommes allés voir cet homme, ce psychiatre, qui m'a laissé une très mauvaise impression. J'étais alors la pauvre mère éplorée, à moitié folle, fragile et vulnérable. Ils me regardaient tous deux avec cette pitié écœurante. Lui, il était du côté du psy, pas du côté de ma douleur. Il n'avait pas mal... Je les ai haïs à ce moment-là. Je pleurais. De toute façon, dès que je prononçais ton nom, je pleurais. Je disais avoir mal, mal, mal... Je disais que ça venait par vagues de douleur énormes et le reste du temps, ça dormait au fond de moi comme un monstre brûlant prêt à mordre à nouveau. Et ce brave homme qui se tourne vers ton père pour lui demander comment il le vit, lui. « Moi, ça va. » Comment ne pas le haïr alors ? Comment ne pas lui en vouloir à mort pour ces mots ? Qu'il les pense, qu'il les vive ou que ce soit du bluff, je m'en contrefiche ! Il les a dit, c'est déjà trop. À la fin de la séance, l'autre abruti de psy qui me donne en pâture à l'une de ses infirmières qui va me reprocher ma relation avec ma mère, l'importance que tu avais à mes yeux, ma relation avec mon fils et jusqu'à mon impatience de porter à nouveau la vie. Finalement, elle me reprochera tout. Tout ce à quoi je me raccrochais, tout ce que je prenais encore plus ou moins pour acquis. Et mon cher et tendre qui s'inquiète de me voir claquer la porte du cabinet de cette connasse !
  Mais hé ! Ce n'est pas pour moi qu'il faut s'inquiéter, c'est pour toi ! C'est toi qui ignore ce que c'est que d'être aimé, aimer et avoir mal. C'est toi le minéral, pas moi ! C'est toi qui n'exprime rien, qui passe ton temps sur ton piano, tellement déconnecté de la réalité que tu ne te rends même plus compte de ta propre détresse ! Et c'est toi qui va finir par tout perdre et par être une loque, car tu ne veux rien affronter. Ni l'amour brûlant que tu portais à ta fille, ni la douleur lancinante que tu éprouves depuis sa mort. Je te regarde entre mes larmes, je te regarde suffocante de douleur et je me demande si tu as seulement un cœur, des sentiments, une âme... Qui es-tu donc ? Un père, un homme ? Un robot ? Une raclure qui embrasse d'autres femmes pendant que j'ai le dos tourné...? Combien de fois t'ai-je demandé de me parler de tes sentiments, même les plus négatifs, que je sache enfin que je ne vis pas à côté d'une plaque de marbre ! Que je sache enfin qu'il est normal d'avoir mal, qu'il est normal que ma fille me manque si cruellement à chaque instant de ma foutue vie, qu'il est normal de pleurer... À ce niveau-là, ce n'est plus de la force que tu montres, c'est de l'insensibilité. Tu n'es pas là. Ni pour moi, ni pour elle, ni pour Joachim. Tu ne sais ni aimer ni souffrir. Tu ne sais même pas vivre... Qui es-tu ? Où vas-tu ? Quelle est ta vie ?

  Je suis désolée ma petite chérie. Je suis très en colère après ton père. De là où tu es, peut-être le sais-tu, toi, ce qu'il ressent. Je me suis toujours retenue de le formuler aussi clairement, je préférais me répéter qu'il avait forcément très mal, comme moi. Mais quelle blague... Je crois que je ne faisais qu'essayer de me convaincre de sa douleur. Et je finis aujourd'hui par croire que son invisibilité révèle son inexistence ! Dis-moi ma petite chérie, envoie-moi un signe qu'il ressent quelque chose, qu'il a mal lui aussi, qu'il a su t'aimer et te pleurer... Dis-moi qu'il a mal comme moi. Dis-moi qu'il a besoin d'avoir mal, comme moi. Que je ne suis pas la seule à verser toutes ces larmes, que je ne suis pas la seule à être disloquée, que je ne suis pas la seule à être un peu morte ce jour-là ! Ce que je découvre de ton père dans ce moment effroyable de nos vies ne me plaît guère, et me met en colère... Qui est-il cet homme, qui est donc ce père ? Incapable de verser une larme pour sa fille tant attendue et chérie ? Dis-moi qu'il t'aime. Dis-moi qu'il te pleure lui aussi. Je t'en prie...

  À toi mon petit ange...
  Maman


  Elle a terminé. Et pourtant, elle n'est pas apaisée. Les larmes coulent, coulent et se déversent le long de ses joues. Emma sert contre elle l'oreiller du canapé. Elle a besoin de se sentir entière dans ces moments-là tant la douleur la disloque littéralement. Elle a l'impression d'exploser en mille morceaux. Soudain, une idée lui traverse l'esprit. Laisser partir ce qui est mort. Elle se lève et va chercher son téléphone.
  — Lili ? C'est Emma ! Tu vas bien ?
  Liliane est au boulot, mais son taf est très relaxe. Elle tient une boutique de prêt à porter dans le centre-ville de Soustelle, là où travaille également Axel. Elle a toujours du temps pour elle et elle est toujours prompte à répondre à ses amies. Emma et Liliane échangent les banalités d'usage, puis Emma se lance.
  — Dis-moi, tu en fais souvent des séances de méditation comme celle à laquelle tu m'as invitée la dernière fois ?
  — Pas très non. Pourquoi ?
  Emma soupire.
  — Tu ne devines pas ? Je crois que j'ai vraiment besoin de souffler.
  — Ça s'entend, murmure-t-elle. Tu as une voix percluse de douleur, ma pauvre bichette. Quelle chienne de vie alors. Tu sais, si tu as besoin de parler de ta petite Marie avec moi, n'hésite vraiment pas. Je suis toujours là, même si je ne sais pas toujours quoi te dire.
Emma sourit. Cela lui fait chaud au cœur. Elle regarde ce qu'elle vient d'écrire et se trouve soudain un peu sévère. La colère... La colère est un élément clef du deuil, disait l'un de ces livres absurdes qu'elle a lu sur le sujet.
  — Je crois que ça me ferait du bien de... enfin tu vois, de me vider la tête comme la dernière fois. J'avais bien aimé cette séance.
  Pieux mensonge en vérité, mais Liliane est tellement ravie qu'elle l'avale sans problème.
  — Je peux recontacter Flavie si tu veux. Elle en fait régulièrement, elle. Mais pas toujours au même endroit.
  — Toujours sur le même thème ?
  — Disons qu'elle est très féminité, mais elle aborde aussi d'autres sujets...
  Liliane s'interrompt soudain, comme si elle pensait à quelque chose. Puis elle repend, enthousiaste.
  — Emma, je crois que Flavie s'occupe aussi des deuils. Il faudrait que je lui en parle... Ou sinon, je te donne son numéro et tu l'appelles.
  Emma est parcourue d'un frisson. Elle se sent partagée. Elle a bien envie de voir ce que pourrait donner une séance de méditation tournant autour du deuil et en même temps, l'idée d'appeler Flavie la perturbe particulièrement.
  — Heu... je... C'est gentil Lili, mais je préférerais qu'on refasse une séance comme la dernière fois, balbutie-t-elle.
  — Ma douce, ce ne sont pas ce genre de séances qu'il te faut. Il faut que tu ailles plus loin. J'appelle Flavie à l'heure du dej, ok ?
  Emma acquiesce silencieusement avant de se souvenir qu'elle est au téléphone.
  — Ok. Merci Lili.
  Après avoir raccroché, Emma s'allonge de nouveau sur le canapé. Elle se sent éreintée et fourbue. Cela fait une éternité qu'elle n'a plus dormi sur ce canapé et son dos ne la remercie pas. Et puis surtout, elle se sent stupide. Vraiment. Pourquoi a-t-elle appelé Liliane et pourquoi, pourquoi a-t-elle songé à revoir Flavie ?! Oh c'est sûr qu'elle lui avait fait plutôt bonne impression sur le moment. Mais après, avec ses délires de « naturel », et ce regard froid et dur qu'elle lui avait jeté... Brrr. Emma en frissonne encore. Elle manque de rappeler Lili pour tout annuler puis renonce. L'heure du repas sonne sans qu'elle trouve la force de se lever. Il faudrait qu'elle mange, il faudrait qu'elle fasse quelque chose, mais elle s'est abandonnée à sa bulle de torpeur. Tout tourne dans sa tête. Axel embrassé par une autre femme et la douleur cuisante que cela provoque en elle. Est-ce que cela signifie qu'elle est toujours amoureuse ? Joachim et sa foutue manie de se battre avec tout le monde. Est-il encore en train de se créer des problèmes en ce moment-même ? Elle a l'impression de devoir surveiller ce gosse comme du lait sur le feu, l'impression d'être en échec constant avec lui. Et puis ce soir, elle bosse. Elle va revoir ces bébés. Ces bébés qui arrivent dans les salles de naissance aseptisées de la maternité. Leurs parents toujours émus, parfois étranges et décalés. Elle se souvient particulièrement de ce papa qui était tombé dans les pommes au moment de la naissance de son fils. Ce sont des moments toujours dérangeants mais tellement touchants. Lorsque son portable vibre, elle a du mal à faire le geste de tendre le bras pour l'atteindre.

  Emma, pardon pour hier soir. Je te jure qu'il n'y a rien entre Vanille et moi. J'aimerais que tu cesses de me haïr. Axel.

  Emma ferme les yeux en serrant son portable contre sa poitrine. Son cœur bat soudain si fort. Elle ressent un étrange, si étrange bonheur à ces mots. Elle a envie de se retrouver face à lui là maintenant et de l'embrasser. De l'embrasser devant Vanille pour bien lui montrer qu'il est à elle. Elle a envie de lui pardonner. Envie de l'aimer à nouveau. Il lui manque... Ils ont beau se voir tous les jours, leur amour d'avant lui manque. Doucement, lentement, elle se laisse emporter par le sommeil. Un sommeil épuisé. Un sommeil de douleur. Un sommeil endeuillé. Et lorsque l'après-midi touche à sa fin, c'est encore son portable qui la réveille. Un appel d'un numéro inconnu. Emma fronce les sourcils, se redresse et après s'être raclé la gorge, décroche.
  — Bonjour Emma, lui répond une voix de femme. Liliane m'a donné ton numéro. C'est Flavie.

 

© Marie Nadézda - 2015

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Commentaires
À toi mon Ange
  • À toi mon Ange Titre de ma nouvelle histoire. J'espère, pour ceux qui me connaissent déjà, qu'elle vous plaira autant que Sauvages... Et pour ceux qui ne me connaissent pas, qu'elle vous plaira, tout simplement ! Bonne lecture ! Marie N.
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